01
le masque de protection
02
le lavage de mains
03
le vestibule
04
le rouge à lèvres
05
le plastique
06
le sextoy
07
l'apéro
08
l'école
09
les rites funéraires
10
le télé-travail
02
une nouvelle mythologie toutes les semaines
04
rendez-vous le 5 mai
05
rendez-vous le 12 mai
05
rendez-vous le 19 mai

à visage (dé)couvert

Après l’embarras et les malheurs qu’elle a pu apporter à des millions de Français, la grave pandémie de 2O2O liée au SARS-COV2 a indéniablement modifié notre vie sociale, nos comportements et nos habitudes familiales. 

Les “gestes barrières”, comme on les appelait à l’époque, sont entrés dans les moeurs. La traditionnelle poignée de mains et la bise du matin ont disparu de notre patrimoine culturel. Une nouvelle normalité s’est peu à peu imposée. 

En rendant le port du masque de protection obligatoire dans l’espace public en juin de la même année (les enfants de moins de 6 ans et les personnes souffrant d’un handicap mental en étaient exclus), les autorités françaises ne se doutaient sûrement pas à l’époque que cette (dis) gracieuse étoffe allait changer le visage de notre société. 

Malgré les doutes sur l’efficacité de la mesure concernant la transmission du virus, la pression populaire avait poussé le 1er gouvernement de l’ère Macron à trancher. On ne pouvait plus continuer à “suspendre la vie pour la protéger” selon les mots du Président en exercice prononcés à l'occasion d’une de ces nombreuses interventions télévisées. Et puis les oppositions franches des uns et les réticences à peine feintes des autres avaient enterrées à l’époque tout dispositif de surveillance numérique des populations pourtant seul à même de contenir la propagation du virus en l’état des connaissances de l’époque (app de contact tracing, bracelet biométrique, etc). 

Je me souviens des premières semaines qui ont suivi cette décision et plus particulièrement des regards des personnes que l’on croisait. La méfiance, la suspicion et le malaise étaient des sentiments très répandus. Le port du masque était à nos yeux sinon curieux du moins menaçant. Il stigmatisait l’autre et son potentiel de contamination tout en nous rappelant la vulnérabilité de notre existence. Il nous ramenait en permanence à notre mode de vie d'avant, d'avant le COVID-19. Et puis on avait du mal à s’y habituer pour des pratiques qui nous semblaient jusque-là banales comme faire du sport, aller dîner au restaurant ou flirter à une terrasse de café. 

Faute de moyens nécessaires, et après que les livraisons depuis la Chine ne furent jamais honorées, les masques respiratoires ‘chirurgicaux’ (de type FFP2) ont vite laissé la place aux masques artisanaux, alternatifs et faits maison. Dans la mouvance du DIY qui s’était déjà à l’époque emparée de toutes nos activités (bricolage, alimentation, cosmétique, etc) on a vu surgir sur la voie publique des masques en tissus, de tous types, de toutes formes et de toutes couleurs. 

Notre regard et notre rapport à l’objet ont alors changé. On a commencé à s’y habituer, à se l’approprier. De détournements insolites à l’apparition de visières faciales, les masques de protection sont entrés dans nos vies pour ne plus jamais en sortir. 
C'est donc l'esthétique des masques qui a changé et avec elle notre regard sur cette nouvelle normalité. En 2021, Hermès et LVMH (ces mêmes marques qui avaient produit au plus fort de la crise des masques pour le personnel soignant) en ont intégré à leurs nouvelles collections. Le masque est devenu un objet statutaire, un objet de désir.

L’artiste comme le designer modèlent depuis toujours nos façons de voir le monde. En mettant le masque sur les podiums des collections, le designer a fait glisser l’objet définitivement d’une valeur d’utilité à une valeur d’être. D’un accessoire de protection à un accessoire de mode. Le masque était devenu l’équivalent de la ceinture Gucci.

L’objet masque échappait à son usage premier (‘la protection’) et par un merveilleux renversement de tendances, cet objet allait devenir un objet relationnel. 

C’est devenu clair en mars 2023. Quand la ministre de la culture Nathalie Jeantet donne l’impulsion décisive à l’organisation de la première grande fête populaire et publique depuis le COVID 19 (la bien nommée “fête du retour de la vie”), ce sont des millions de français qui descendirent dans les rues dans une atmosphère de joie et de solennité. Le masque était partout, et c’était à un magnifique carnaval auquel nous assistions, les individualités disparaissant derrière l’objet qui devenait maquillage et déguisement. Ce moment de communion nationale scellait la fin d’une époque et annonçait un renouveau : on réapprenait à chanter, danser, boire ensemble mais … sans se toucher sans se découvrir sans s’embrasser. 
Au fil de ces 7 dernières années, le masque a continué à évoluer dans son esthétique selon les tendances et les modes. Sa fonction protectrice a demeuré face à la prolifération de nouveaux virus inconnus et la permanence du risque pandémique infectieux. Toutefois ces derniers temps, le masque s’est paré de nouvelles fonctionnalités inédites, et son port a pris de nouveaux sens. 

Le masque est devenu un objet politique. 

Il y a d’abord celles et ceux qui revendiquent un anonymat ‘salutaire’ face à un système de surveillance qu’ils jugent trop présents (la crise de 2020 n’ayant fait que le renforcer). Depuis que les caméras de surveillance peuvent nous reconnaître même avec un masque, l’activisme s’est adapté. Partout en Europe, des centaines de milliers de militants envahissent les rues avec des masques aux motifs étranges, en fil d’argent, pour contrer la reconnaissance thermique et l’intelligence artificielle embarquées dans les caméras. Ces nouveaux invisibles veulent peser sur leurs gouvernements pour battre en brêche l’émergence de cette société de la transparence et de la défiance. 

Puis il y a les transhumanistes dont les masques ultra sophistiqués et hors de prix dessinent de fait un système excluant celles et ceux ne pouvant recourir à cette technologie. Alors que les Etats se démenaient pour contenir et combattre les premiers assauts pandémiques il y a 10 ans, le club des 2% (les 2% de la population détenant 50% du patrimoine mondial) s’était tourné vers la technologie comme solution ultime. En finançant les projets les plus fous au sein de laboratoires des entreprises de la Big Tech, ils ont accéléré de nombreuses tendances qui étaient en train d’émerger à l’époque. Devant l’absence d’idées, de projets et d’horizons politiques, “Avons-nous le choix?” tentaient-ils de se justifier. Quoi qu’il en soit, l’usage combiné de la biotechnologie et de la nanotechnologie leur ont permis de fabriquer des implants-masques rendant plus résistants aux virus et augmentant leurs capacités respiratoires. Identification de la présence d’agents pathogènes, monitoring en temps réel du rythme respiratoire, contrôle des changements de la composition chimique de l'air, administration de micro-doses des permafrost, voici quelques unes des fonctionnalités de ces prothèses invasives.

A l’opposé du spectre politique, le masque est aujourd’hui devenu l’arme démocratique des partisans du mouvement mondial “NewBreath” qui ont mis au point une plateforme open source pour lutter contre la pollution de l’air et les maladies respiratoires qui touchent désormais près de 40% des populations. Ces activistes impliquent des individus, des centres de recherche et des entreprises du monde entier autour de ce projet d'intérêt général afin d’offrir un avenir meilleur pour tous. Leurs solutions promettent de filtrer les particules fines de l’atmosphère et de fournir en temps réel toutes les données sur la qualité de l’air. Mais leur objectif est surtout que l’activité respiratoire de chacun d’entre nous par le biais du masque puisse améliorer la qualité de l’air en se basant sur le principe de l’économie circulaire. 

Dix ans. Dix ans après avoir envahi notre espace public et quels que soient les modes, les tendances ou les projets politiques, le masque ne cache décidément pas, il rend visible.

Analyse anthropologique

Dès les premières recherches menées en 2020 à ce sujet, les anthropologues ont très vite identifié des stratégies d’intégration du masque comme accessoire du quotidien auprès de la population occidentale. Cette transition entre le port d’un masque “hygiéniste” (approche curative) et “social” (approche préventive) s’est faite progressivement ; en définitif, au même rythme que l’acceptation par la population des “gestes barrières” comme nouvelles normes sociales.

Cette (ré)appropriation du masque fut possible par son détournement en “objet totem”, symbole à la fois du monde d’après, comme de celui d’avant à travers la survivance des anciennes règles sociales.

L’imbrication des différents imaginaires qui l’entourent a permis de développer des règles strictes par rapport à son port tout comme de faire disparaître les contraintes normatives (masque chirurgical, FFP2), au profit d’obligations socio-culturelles. Ainsi en fonction des tissus mobilisés, des techniques d'assemblages, des stratégies d’attaches et des typologies d’accessoirisation associées, le masque devient un marqueur social d’un nouveau genre. Pourquoi ? Parce que les individus ont dû s’adapter aux contraintes imposées par son port : les règles de politesses ont changé, le langage non-verbal devient plus compliqué, les conventions sociales plus conflictuelles ; ils ont donc trouvé des solutions pour le rendre “socialement acceptable” et compatible avec la vie en société.

Un oeil expert peut ainsi identifier la classe sociale, la situation maritale, la religion, l’origine ethnique et même territoriale de l’individu qui porte ce que l’on considère maintenant comme un apparat du monde d’après.
Totem d’un nouveau monde, il représente la pureté (bonne santé) et le respect de l’autre comme de la société. Il est le signe que l’on prend soin de l’autre et que l’on est apte à interagir avec le monde.

Ce n'est pas que
de la science fiction

Le masque est un artefact couramment utilisé en design spéculatif ou en science-fiction, pour sa portée symbolique intrinsèque. Convoquant à la fois l’identité et la protection, l’intérieur et l’extérieur, il cristallise parfaitement l’état d’un monde présent ou à venir.

Dans un monde où l’extérieur est redevenu une menace, si le masque sert évidemment à nous protéger, il embarque une autre fonction : détecter et visualiser. L’équipement spéculatif ‘Human Sensor’ de Kasia Molga, mi-costume mi-masque, s’allume quand l’environnement est pollué, guidant son porteur vers des zones “saines”.

Human Sensor
Kasia Molga

Dans des contextes plus extrêmes, le masque est un instrument direct de survie. Projetez-vous en 2100, après la montée inéluctable des eaux. Aux villes alors submergées répond le masque Amphibio de Jun Kamei, branchies imprimées et technologiques. Entre transhumanisme et super-pouvoir, le masque devient prothèse et support d’évolution de l’espèce humaine.

Amphibio
Jun Kamei

Le masque semble être un symbole de l’anthropocène, et des nouvelles menaces écologiques créées par l’homme. On parle aujourd’hui encore plus volontiers de capitalocène. Plus que l’homme, c’est le capitalisme qui est en cause. Un capitalisme qui mue en un capitalisme de surveillance, comme décrit par Shoshana Zuboff. Pour s’en protéger le masque se fait hack.

Adam Harvey avait été l’un des premiers, avec CV Dazzle, à imaginer un maquillage et des coiffures visant à empêcher les intelligences artificielles embarquées dans les caméras à nous reconnaître. Maintenant que la Chine a déjà contourné le problème de la reconnaissance des visages portant un masque, en ajoutant la caméra thermique à leur arsenal intelligent, c’est un autre projet d’Adam qui prend d’autant plus son sens.

Stealth Wear est une burka tissée de fil d’argent. Elle évite la reconnaissance des migrants par les caméras thermiques des drones. Elle évite tout simplement que ces derniers se fassent tirer à vue lors de leur fuite. Aussi extrême que cela puisse paraître, il semble que nous aurons bientôt besoin de tels dispositifs pour préserver notre anonymat.

CV Dazzle
Adam Harvey

DIY, makers, hackers, biohackers… Ces contre-cultures sont au coeur des révolutions à venir. En questionnant notre monde depuis les marges et par ses limites, elles inventent paradoxalement le futur mainstream.

Aussi me permettrais-je de finir par une autre contre-culture pour envisager le futur du masque. Dans la culture drag et queer, le masque permet l’expression de soi et de nos multiples facettes. Isshehungry en est un exemple puissant et magnifique. Avatar temporaire mais essentiel, le masque est alors libérateur. Et ce n’est pas le succès des filtres en réalité augmentée d’instagram et de Snapchat qui viendront nous contredire.

Isshehungry
02

Le lavage de mains

La société aux mains d’argile

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03

Le vestibule

Regards d'intérieur

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04

Le rouge à lèvres

En toute liberté

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05

Le plastique

Uniques usages

lire
avec Guillian Graves
06

Le sextoy

Sexualités décuplées

lire
avec Aurélien Fache
07

L'apéro

Passion française

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08

L'école

Une idée folle

lire
09

Les rites
funéraires

Nouveaux visages de la mort

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10

Le télé-travail

La lutte finale ?

lire
avec Rémi Rousseau
La mythologieCe que nous dit l'anthropologieInspirations et imaginaires