01
le masque de protection
02
le lavage de mains
03
le vestibule
04
le rouge à lèvres
05
le plastique
06
le sextoy
07
l'apéro
08
l'école
09
les rites funéraires
10
le télé-travail
02
une nouvelle mythologie toutes les semaines
04
rendez-vous le 5 mai
05
rendez-vous le 12 mai
05
rendez-vous le 19 mai

passion française

À quelques mètres du métro Pigalle, des jeunes se sont donné rendez-vous au numéro 3 de la rue du même nom, à l’angle de la rue Frochot. Avant d’entrer, ils ont veillé à éteindre leurs wearables (montres, lunettes, tatouages, et vêtements connectés) qui envahissent notre quotidien depuis quelques années pour nous suivre, nous quantifier et nous surveiller.

Cet immeuble d’apparence banale cache le Rat mort, un bar clandestin situé dans les caves, accessible seulement après un passage souterrain de plusieurs mètres, que l’on traverse à demi-penché. Ici le plus important n’est pas le lieu mais d’être ensemble, de se retrouver, de boire un verre, de discuter, de draguer, de rire, ou encore de lire ou d’écouter de la musique. Moments rares dans l’agitation de la ville, parenthèse à contre courant dans un monde ultra normé et hygiéniste, obsédé par la performance et la productivité. Une sorte d’échappée volée.

Au Rat mort, speakeasy du 21ème siècle, on y célèbre surtout l’apéritif, cette tradition à laquelle nous étions tant attachés. Un rite partagé qui faisait de la France le pays du bon-vivre. Les boissons consommées sont souvent alcoolisées comme avant, mais aussi micro-dosées ce qui est nouveau, à base de champignons hallucinogènes, de nootropes pour booster le cerveau ou de sérotonine pour nous mettre de bonne humeur. Le tout accompagné de saucissons secs, d’olives fourrées, de cacahuètes grillées, de chips ou de tapas. Autant de plaisirs désormais interdits.

Il a fallu seulement 10 ans pour que l’apéritif, tel que nous le pratiquions, soit abandonné et ne devienne qu’un lointain souvenir. Je n’arrive même plus à me remémorer la sensation de cette époque où l’on allait se faire une terrasse avec l’arrivée des premiers rayons de soleil, où les instants partagés et le temps des retrouvailles autour d’un apéro rythmaient nos sorties du boulot ou de la fac.  

Et pourtant, l'apéritif en France était une tradition. Le fait même que l'apéro soit devenu un diminutif familier, voire intime, révèle combien il était intégré au sein de notre société. Près de la moitié des français en organisait au moins une fois par semaine en 2019. Près d'une personne sur cinq déclarait même prendre l'apéritif au moins deux fois par semaine. Et pendant l'été, cette réunion entre amis ou en famille était incontournable.

Mais en 2020, le monde entier fut frappé par la terrible pandémie liée au COVID-19. Les changements provoqués par cette crise sanitaire ont eu des conséquences majeures sur nos modes de vie.

D’abord, le gouvernement de l’époque a ordonné la fermeture de tous les cafés et imposé le confinement de la population pendant près de 8 semaines. Les français se sont donc adaptés et l’apéro aussi. Il est devenu virtuel ! House Party, Whatsapp, Skype, Messenger. “A la vôtre !”, et bas les masques pour trinquer ! Tous les soirs, par écrans interposés, un certain nombre d'entre nous partageait l'apéritif avec leurs proches malgré la crise sanitaire qui contraignait chacun au confinement. Puis seules les terrasses des cafés de la capitale ont pu rouvrir début juin de la même année. Cette réouverture ne s’est pas faite sans règle sanitaire. Il a fallu encore une fois s’adapter : port du masque obligatoire pour le personnel, tablée limitée à une dizaine de personnes et, surtout, distance d’au moins un mètre entre chaque table et serviettes antibactériennes tout juste sortie de leur emballage. De quoi transformer durablement l'apparence mais surtout l'expérience de l’apéritif. Les troquets populaires où la conversation de votre voisin de table noyait votre propre conversation sous son flot de paroles était en voie de disparition. L’apéritif qui jusque-là avait échappé à toute convention se codifiait et se soumettait à des règles. En dépit de cela, les français, pour combattre la morosité du moment étaient au rendez-vous des terrasses. Le besoin de lien social et de convivialité était très fort. Et puis, l’apéritif était un acte de résistance positive, une bulle de liberté.

Mais après quelques mois de retour à la “normale”, une deuxième vague de coronavirus liée à une mutation, a précipité la décision de fermer à nouveau les bars, accusés par certains médecins et des politiques issus de l’opposition d'être la raison d’un retour du COVID-19. Cette stigmatisation du café s’est ancré, et l’apéritif comme exutoire et lieu de reconnexion aux autres a commencé à faire débat jusque dans les foyers.

Après quelques épisodes de confinement/déconfinement, les cafés ont pu réouvrir. Mais le no touch était devenue la norme. Les commandes étaient passées depuis les smartphones, les serveurs avaient en grande partie disparu au profit d’espaces de collecte (en cuivre, c’est plus hygiénique). Les premières cloches Plex’eat permettant d’accueillir deux ou quatre personnes ont commencé à équiper les tables pour isoler les clients les uns des autres.
Après avoir été confinés, nous étions désormais cloisonnés. L’esprit de l’apéritif n’allait pas y survivre.

Dans les années qui ont suivi, notre environnement s’est peuplé de nouvelles menaces organiques (virus, bactéries). La santé est logiquement devenue la boussole de nos modes de vie et une nouvelle injonction sociale. L’apéritif, ou tout du moins ce qu’il en restait, allait être déclaré “maladie sociale”. L’alcool et le sucre faisaient des ravages selon les statistiques. Le diabète était devenu un fléau national touchant près de 10 millions de personnes en France deux fois plus que 15 ans auparavant. 25% des français étaient considérés comme obèses. Pour infléchir la tendance, le gouvernement a pris des mesures fortes dès 2025 en limitant la teneur maximale en sucre et en alcool à respectivement 10% et 4% pour toutes les boissons vendues dans les lieux accueillant du public.

La culture de la boisson et de l’apéritif s’est alors transformée, sous le double effet de la culpabilité individuelle et des restrictions collectives. Les bars sans alcool ont commencé à remplacer les troquets d’autrefois. Les cocktails “bons pour la santé” sans alcool et sans sucre, à base de CBD ou de charbon se sont imposés. Prendre l’apéritif disparaissait peu à peu du vocabulaire et de notre normalité collective au fur et à mesure que les moments détox s’imposaient. Désormais on se devait de faire attention à sa santé. Les wearables nouvelle génération veillaient sur nos constantes vitales en temps réel. Nous n’avions plus le choix et plus la liberté de s’octroyer quelques entorses à ce mode de vie si “healthy”.

Jusqu’en 2028, l’apéritif tel qu’on le connaissait dans le monde d’avant COVID avait cependant survécu dans nos espaces virtuels. Alors que nous passions en moyenne 5 heures par jour dans le métaverse, il n’était pas rare de s’asseoir à la terrasse d’un café et de commander une boisson virtuelle attablée avec des amis. L’avatar se substituait à la chair et le “fake” devenait notre régime de réalité. Mais, devant les critiques de plus en plus nourries (cela encouragerait l’alcoolisme), Mark Zuckerberg a interdit ces moments apéros dans son Facebook Horizon. Il fut suivi quelques semaines plus tard par les éditeurs de Fortnite et de Roblox.

On disait des français qu’ils étaient à la fois épicuriens, chauvins, râleurs et frondeurs. Pourvu qu’ils s’en souviennent et qu’ils renouent bien vite avec cette tradition, ce moment de plaisir, de vie et d’effervescence sociale et culturelle où l’on jouit de l’instant comme une parenthèse dans le flot du quotidien.

Analyse anthropologique

En Anthropologie, le terme folklore signifie “savoir du peuple”. Ce savoir est constitué par les croyances, les coutumes, les superstitions, les traditions, les rituels et les littératures orales d’un groupe social. Le folklore va organiser la vie des individus et donner du sens à leur quotidien. Lorsqu’un fait (social ou naturel) inattendu se produit (domination extérieure, crise sanitaire, etc.), les individus doivent s’adapter s’ils veulent poursuivre certaines pratiques communautaires.

Par exemple, le syncrétisme, c’est-à-dire l’intégration (volontaire ou contrainte) dans une culture, d’éléments nouveaux par l’association de symboles, la manipulation de mythes, l’hybridation de certains rituels ou la réinterprétation des messages religieux ; va permettre à un groupe social de faire perdurer son identité, notamment dans des contextes difficiles (culte Deima de Côte d’Ivoire, culte pagelança de l’Amazonie, culte des phi au Laos, etc.).

Le cas du “culte de la tournée” en France en est un bon exemple. Il permet d’illustrer l’adaptabilité de la population qui, en réaction aux mesures sanitaires mis en place dès 2020 (pour limiter la propagation du COVID-19), a dû trouver d’autres rituels pour assurer une continuité de la convivialité (et du lien social), dans une société où les mesures hygiénistes ont progressivement conduit à l’instauration d’une distanciation physique permanente.

Le “culte de la tournée” définit un ensemble de rites apparus dès 2021. Il serait l’adaptation de rituels collectifs de communion plus anciens, liés à la convivialité et au maintien de l’équilibre social dans une famille, dans un groupe d’amis ou entre collègues de travail. Ces pratiques, en apparence festives, n’ont pourtant rien d’anodines. Elles permettent de sceller des alliances et de dénouer des conflits. La fonction sociale de la convivialité dans ces rituels est primordiale. Elle permet de réguler, de faciliter ou de renforcer le lien social. Assujettit à une codification qui varie en fonction du contexte socio-culturel, la convivialité renvoi à la liberté individuelle (prendre du temps pour soi, plaisir des moments de partage), dans un contexte égalitaire (l’individualité disparaît au profit du collectif) de mise en scène de soi et des autres (objets et gestuelles sont les miroirs des sociétés dans laquelle ils sont mobilisés).

Avant 2020, le rite de la tournée était tellement intégré dans les pratiques ordinaires françaises qu’il était presque devenu invisible. Son principe était simple : “un consommateur “paie une tournée” quand il offre le verre de ceux avec qui il se trouve. Cette tournée est ensuite “retournée” sans ostentation par l’un des bénéficiaires de la première tournée et ainsi de suite, jusqu‘à ce que chacun ait “payé son coup””. La tournée représente une cérémonie sociale inclusive qui renforce le sentiment d’appartenance à un groupe formel ou informel. Ce rite permet également d’inviter un inconnu à se joindre au groupe. En rendant sa tournée, il peut ainsi s’agréger au groupe. Cette pratique rituelle peut être assimilée au principe du don et du contre don (théorisé par M. Mauss) : les tournées transforment les boissons en “cadeaux réciproques” rendus presque immédiatement afin que chacun soit “quitte” à la sortie du café ou du bar.

Le rite de la tournée s’est vu mise à mal par COVID-19 et ce, malgré la réouverture des bars et des cafés dès juin 2020. Les règles de distanciation physique et les protocoles mis en place (se déplacer avec un masque dans les établissements, limitation du nombre de personnes par table, vitres en plexiglas entre les tables, disparition progressive des cartes au profit de QR code, etc.) ont contraint les individus à renoncer à ce rite dans les espaces publics. Pourtant, loin d’avoir disparu, il a persisté virtuellement ou au sein d’espaces semi-privés qui se sont développés dès le second épisode pandémique de l’automne 2020. Tel un mode de “résistance au présent”, des appartements se sont transformés en bars éphémères et des cafés illégaux ont fait leur apparition dans les caves et les greniers des habitations.

Rebaptisés “bulles d’utopies” par les adeptes de ces lieux, le folklore devient politique (résistance idéologique). Par la projection d’un ailleurs (sorte d’utopie sociale qui propose un quotidien opposé à celui vécu), l’idéalisation de l’avant va permettre de matérialiser la contestation du présent afin de le rendre plus acceptable. Ces espaces hétérotopiques renvoient aux notions de plaisir et de liberté, mais également au souvenir d’un mode de vie passé. La continuité du rite de la tournée va ainsi mobiliser différents signes du passé dans un contexte de lutte contemporaine (limiter la propagation du virus, protéger les autres et se protéger soi-même) et de nécessité d’adaptation pour survivre.

COVID-19, en précipitant la phygitalisation des modes de vie occidentaux, a permis la création de nouveaux îlots de sociabilisation à l’échelle locale. Par la création de cercles de convivialité de proximité, les individus peuvent se retrouver au sein de ces espaces transgressifs tout en limitant le risque perçu de contagion.

De nombreux sites dédiés aux “bulles d’utopies” ont fait leur apparition sur le darkweb. Ils proposent de mettre en lien des individus par affinités sociales et culturelles au sein de secteurs géographiques très restreints (immeuble, rue, quartier). Afin de conserver la dynamique du don et du contre-don du rite de la tournée, les individus sont successivement hôtes et clients de ces nouveaux espaces de convivialité. Pour participer au “culte de la tournée”, la règle est simple : accepter de transformer son lieu de vie (appartement, maison) en bar ou en café clandestin afin de revivre les expériences d’antan.

Tel un rite initiatique, prendre le risque de faire “comme avant” (trinquer, boire de l’alcool, parler à des inconnus, ne pas respecter les mesures de distanciation physique) permet d’instituer l’individu dans un nouveau rapport aux autres et au monde.

C'est
peut-être
demain

Le COVID-19 marquerait la fin des rassemblements sociaux et des entassements alcoolisés. Comment faire la fête, distanciés et privés de contact ?

Le studio production Club ne s’est pas avoué vaincu, avec sa combinaison Micrashell. Entre filtres respiratoires, enceintes intégrées et capsules de boissons, elle nous promet que la fête sera toujours plus folle.

Micrashell
Production Club

Loin de cette spéculation ludique et hédoniste, les bars et restaurants se ré-adaptent à la crise.

Il est d’ailleurs à peine croyable, que le restaurant pékinois "23 seats" ait été designé avant la crise, avec ses 23 sièges individuels et son esthétique brutaliste.

23 seat
DTZW

Tout le monde a évidemment vu passer le projet Plex’Eat de Christophe Gernigon. Stupide pour les uns, brillants pour les autres, il a beaucoup fait parler le landerneau des designers, preuve que la solution parfaite n’existe pas encore.

Plex'Eat
Christophe Gernigon

Il n’y pas que l’architecture des bars qui change. Leur nature aussi. Des pubs sans alcool commencent à ouvrir en Angleterre. Les cocktails remplacent les liqueurs par des cocktails d’épices et d’herbes. L’effet recherché n’est plus l’ivresse (et le mal de tête). Le speakeasy Barts à Londres a même imaginé des cocktails permettant d’équilibrer les humeurs, à base d’hormones spécifiques.

Happy Cocktails
Barts

La boisson devient fonctionnelle, et transhumaniste.

TruBrain propose par exemple des boissons permettant d’améliorer les performances de notre cerveau. Nous ne sommes effectivement pas loin de trinquer aux probiotiques.

The Drinks
truBrain

La santé devient une valeur centrale.

Elle est au coeur de la révolution des wearables, qui se transforment en biosenseurs analysant nos signaux biométriques, comme ce projet de tatouages connectés LogicInk, programmables, indiquant par exemple la pollution autour de vous ou votre niveau d’alcoolémie.

LogicInk
Carlos Olguin

Le monde virtuel est le dernier endroit où on peut se retrouver à plus de 10. Plus de 10 millions dans le cas de Fortnite : le concert de Travis Scott dans le jeu a rassemblé plus de 12 millions de joueurs en simultané.

L’avenir de nos événements sociaux et festifs est-il, pour le moment, virtuel ?

Travis Scott x Fortnite
01

Le masque de protection

A visage (dé)couvert

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02

Le lavage de mains

La société aux mains d’argile

lire
03

Le vestibule

Regards d'intérieur

lire
04

Le rouge à lèvres

En toute liberté

lire
05

Le plastique

Uniques usages

lire
avec Guillian Graves
06

Le sextoy

Sexualités décuplées

lire
avec Aurélien Fache
08

L'école

Une idée folle

lire
09

Les rites
funéraires

Nouveaux visages de la mort

lire
10

Le télé-travail

La lutte finale ?

lire
avec Rémi Rousseau
La mythologieCe que nous dit l'anthropologieInspirations et imaginaires