En Anthropologie, le terme folklore signifie “savoir du peuple”. Ce savoir est constitué par les croyances, les coutumes, les superstitions, les traditions, les rituels et les littératures orales d’un groupe social. Le folklore va organiser la vie des individus et donner du sens à leur quotidien. Lorsqu’un fait (social ou naturel) inattendu se produit (domination extérieure, crise sanitaire, etc.), les individus doivent s’adapter s’ils veulent poursuivre certaines pratiques communautaires.
Par exemple, le syncrétisme, c’est-à-dire l’intégration (volontaire ou contrainte) dans une culture, d’éléments nouveaux par l’association de symboles, la manipulation de mythes, l’hybridation de certains rituels ou la réinterprétation des messages religieux ; va permettre à un groupe social de faire perdurer son identité, notamment dans des contextes difficiles (culte Deima de Côte d’Ivoire, culte pagelança de l’Amazonie, culte des phi au Laos, etc.).
Le cas du “culte de la tournée” en France en est un bon exemple. Il permet d’illustrer l’adaptabilité de la population qui, en réaction aux mesures sanitaires mis en place dès 2020 (pour limiter la propagation du COVID-19), a dû trouver d’autres rituels pour assurer une continuité de la convivialité (et du lien social), dans une société où les mesures hygiénistes ont progressivement conduit à l’instauration d’une distanciation physique permanente.
Le “culte de la tournée” définit un ensemble de rites apparus dès 2021. Il serait l’adaptation de rituels collectifs de communion plus anciens, liés à la convivialité et au maintien de l’équilibre social dans une famille, dans un groupe d’amis ou entre collègues de travail. Ces pratiques, en apparence festives, n’ont pourtant rien d’anodines. Elles permettent de sceller des alliances et de dénouer des conflits. La fonction sociale de la convivialité dans ces rituels est primordiale. Elle permet de réguler, de faciliter ou de renforcer le lien social. Assujettit à une codification qui varie en fonction du contexte socio-culturel, la convivialité renvoi à la liberté individuelle (prendre du temps pour soi, plaisir des moments de partage), dans un contexte égalitaire (l’individualité disparaît au profit du collectif) de mise en scène de soi et des autres (objets et gestuelles sont les miroirs des sociétés dans laquelle ils sont mobilisés).
Avant 2020, le rite de la tournée était tellement intégré dans les pratiques ordinaires françaises qu’il était presque devenu invisible. Son principe était simple : “un consommateur “paie une tournée” quand il offre le verre de ceux avec qui il se trouve. Cette tournée est ensuite “retournée” sans ostentation par l’un des bénéficiaires de la première tournée et ainsi de suite, jusqu‘à ce que chacun ait “payé son coup””. La tournée représente une cérémonie sociale inclusive qui renforce le sentiment d’appartenance à un groupe formel ou informel. Ce rite permet également d’inviter un inconnu à se joindre au groupe. En rendant sa tournée, il peut ainsi s’agréger au groupe. Cette pratique rituelle peut être assimilée au principe du don et du contre don (théorisé par M. Mauss) : les tournées transforment les boissons en “cadeaux réciproques” rendus presque immédiatement afin que chacun soit “quitte” à la sortie du café ou du bar.
Le rite de la tournée s’est vu mise à mal par COVID-19 et ce, malgré la réouverture des bars et des cafés dès juin 2020. Les règles de distanciation physique et les protocoles mis en place (se déplacer avec un masque dans les établissements, limitation du nombre de personnes par table, vitres en plexiglas entre les tables, disparition progressive des cartes au profit de QR code, etc.) ont contraint les individus à renoncer à ce rite dans les espaces publics. Pourtant, loin d’avoir disparu, il a persisté virtuellement ou au sein d’espaces semi-privés qui se sont développés dès le second épisode pandémique de l’automne 2020. Tel un mode de “résistance au présent”, des appartements se sont transformés en bars éphémères et des cafés illégaux ont fait leur apparition dans les caves et les greniers des habitations.
Rebaptisés “bulles d’utopies” par les adeptes de ces lieux, le folklore devient politique (résistance idéologique). Par la projection d’un ailleurs (sorte d’utopie sociale qui propose un quotidien opposé à celui vécu), l’idéalisation de l’avant va permettre de matérialiser la contestation du présent afin de le rendre plus acceptable. Ces espaces hétérotopiques renvoient aux notions de plaisir et de liberté, mais également au souvenir d’un mode de vie passé. La continuité du rite de la tournée va ainsi mobiliser différents signes du passé dans un contexte de lutte contemporaine (limiter la propagation du virus, protéger les autres et se protéger soi-même) et de nécessité d’adaptation pour survivre.
COVID-19, en précipitant la phygitalisation des modes de vie occidentaux, a permis la création de nouveaux îlots de sociabilisation à l’échelle locale. Par la création de cercles de convivialité de proximité, les individus peuvent se retrouver au sein de ces espaces transgressifs tout en limitant le risque perçu de contagion.
De nombreux sites dédiés aux “bulles d’utopies” ont fait leur apparition sur le darkweb. Ils proposent de mettre en lien des individus par affinités sociales et culturelles au sein de secteurs géographiques très restreints (immeuble, rue, quartier). Afin de conserver la dynamique du don et du contre-don du rite de la tournée, les individus sont successivement hôtes et clients de ces nouveaux espaces de convivialité. Pour participer au “culte de la tournée”, la règle est simple : accepter de transformer son lieu de vie (appartement, maison) en bar ou en café clandestin afin de revivre les expériences d’antan.
Tel un rite initiatique, prendre le risque de faire “comme avant” (trinquer, boire de l’alcool, parler à des inconnus, ne pas respecter les mesures de distanciation physique) permet d’instituer l’individu dans un nouveau rapport aux autres et au monde.
Le COVID-19 marquerait la fin des rassemblements sociaux et des entassements alcoolisés. Comment faire la fête, distanciés et privés de contact ?
Le studio production Club ne s’est pas avoué vaincu, avec sa combinaison Micrashell. Entre filtres respiratoires, enceintes intégrées et capsules de boissons, elle nous promet que la fête sera toujours plus folle.
Loin de cette spéculation ludique et hédoniste, les bars et restaurants se ré-adaptent à la crise.
Il est d’ailleurs à peine croyable, que le restaurant pékinois "23 seats" ait été designé avant la crise, avec ses 23 sièges individuels et son esthétique brutaliste.
Tout le monde a évidemment vu passer le projet Plex’Eat de Christophe Gernigon. Stupide pour les uns, brillants pour les autres, il a beaucoup fait parler le landerneau des designers, preuve que la solution parfaite n’existe pas encore.
Il n’y pas que l’architecture des bars qui change. Leur nature aussi. Des pubs sans alcool commencent à ouvrir en Angleterre. Les cocktails remplacent les liqueurs par des cocktails d’épices et d’herbes. L’effet recherché n’est plus l’ivresse (et le mal de tête). Le speakeasy Barts à Londres a même imaginé des cocktails permettant d’équilibrer les humeurs, à base d’hormones spécifiques.
La boisson devient fonctionnelle, et transhumaniste.
TruBrain propose par exemple des boissons permettant d’améliorer les performances de notre cerveau. Nous ne sommes effectivement pas loin de trinquer aux probiotiques.
La santé devient une valeur centrale.
Elle est au coeur de la révolution des wearables, qui se transforment en biosenseurs analysant nos signaux biométriques, comme ce projet de tatouages connectés LogicInk, programmables, indiquant par exemple la pollution autour de vous ou votre niveau d’alcoolémie.
Le monde virtuel est le dernier endroit où on peut se retrouver à plus de 10. Plus de 10 millions dans le cas de Fortnite : le concert de Travis Scott dans le jeu a rassemblé plus de 12 millions de joueurs en simultané.
L’avenir de nos événements sociaux et festifs est-il, pour le moment, virtuel ?