L'École est un espace social fortement codifié qui rend visible les stratégies déployées par un groupe social pour inculquer à des enfants, les valeurs, les croyances, les gestes et les attitudes qui leur seront nécessaires pour mener une vie d’adulte au sein de leur société. L’éducation est un phénomène complexe qui, entrevu dans une perspective holistique, va permettre d’objectiver les procédures explicites et implicites d’inculcation de la culture scolaire, en faisant apparaître des processus à la fois différenciés (éducation formelle/informelle) et paradoxaux (déculturation/reculturation) au sein d’un système pédagogique et d’une société donnée.
D’un point de vue anthropologique, les institutions éducatives modernes représentent des phénomènes culturels de transmission du savoir. L'École s’illustre tel un miroir idéologique où le système de croyances politico-sociales inculqué permet de légitimer l’ordre social au sein de nos sociétés modernes. L’adhésion à ce système de valeurs et de représentations est intimement liée à la perception qu’on les individus de leur société et de son environnement. C’est en quelque sorte une construction sociale de la réalité, forgée par l’intermédiaire de la sélection par le groupe de croyances scientifiques et/ou religieuses suivant un principe de dépendances logiques.
Avec COVID-19 en 2020, puis la récurrence annuelle des pandémies de zoonoses les années suivantes, les gouvernements du monde entier ont progressivement été contraints d’interdire la présence physique des élèves au sein des établissements scolaires (afin de limiter la propagation des virus). L'École est devenue plus que jamais un enjeu stratégique où, en fonction des états et/ou des parties politiques nationaux, l’éducation était le point de départ d’une nouvelle manière de faire société. Dans les capitales européennes, un modèle scolaire basé à la fois sur la symbiose Homme/Nature, et sur un modèle d’apprentissage holistique semblait s’instaurer durablement, et ce, dès 2024. Comment ? Grâce à de nombreuses innovations bâtimentaires qui avaient notamment permis à ces élèves de retrouver les bancs de l’école. Simultanément à ce mouvement, des résistances politiques se sont organisées afin de proposer une nouvelle voie éducative, plus rupturiste. Ils se sont attelés à la mise en place de modèles de néo-écoles dans les zones rurales et les villes secondaires. Au sein de ces géographies, ils bénéficiaient d’un écho favorable de la part de l’opinion publique suite aux effondrements localisés et successifs avec lesquels les élus devaient composer.
Des anthropologues spécialistes des catastrophes observaient ces phénomènes. Ils avaient mis en exergue la tension instaurée dès 2020 entre une dématérialisation du réel, qui avait précipité la phygitalisation de nos modes de vie et instauré une distance, toujours plus grande, entre l’Homme et son environnement ; et les alertes successives des collapsologues qui prédisaient l’effondrement de la civilisation industrielle. D’après eux, la volonté des parties politiques au pouvoir de maintenir à tout prix l’économie de marché occidentale avait conduit à une rupture de modèles sur les territoires qui ne disposaient pas de ressources suffisantes pour donner l’illusion de la pérennité des institutions. En réaction, ces “activistes” politiques prônent une École de la pensée intégrale, décentralisée et axée sur un apprentissage “utile” pour le monde d’après. Ils ont même assuré une transition dite “d’urgence” lorsque la chute des infrastructures a eu lieu sur certains territoires, où les états avaient abandonné leurs populations.
Le choc a été brutal pour les individus qui ont du s’adapter (rapidement) à un quotidien où le confort avait disparu tout comme l’illusion de la croissance infinie. Comme le rappelle l’un des anthropologues qui observait ce phénomène social, l’École (physique ou virtuelle) et son système d'apprentissage n’étaient plus adaptés à la réalité : quel sens donner à l’acquisition de savoirs qui semblent obsolètes dans un contexte où réparer un générateur électrique ou cultiver son jardin sont des compétences nécessaires à la survie de l’individu et de son groupe social ? Il rappelle ainsi que durant l’année scolaire post-COVID-19, ce sont les établissements alternatifs (Last school et No school à Auroville, 42 à Paris, Barefoot College en Inde, Altschool en Californie, etc.) qui se sont le mieux adaptés. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient déjà engagés dans une dynamique de projets axée sur l’acquisition de savoirs-faire directement mobilisables dans la vie quotidienne, tout en proposant une organisation des rythmes scolaires adaptés à l’équilibre de la société.
Dès 2025, un projet éducatif anarchiste de la fin du XXème siècle visant à remettre en question la division sociale du travail entre travail manuel et intellectuel, entre exécutant et décideur au sein des sociétés occidentales, fut actualisé et expérimenté au sein de ces territoires. Initialement, il s’agissait d’un projet de “société sans école”, à l’image d’expériences de “dystopies éducatives” déjà menées, comme celles de “la Troisième vague”, des “yeux bleus/yeux marrons” ou encore de “Milgram”. Le principe était simple : immerger pendant un an des individus par classes d’âges sur un territoire restreint. Ils avaient à leur disposition des “mentors”, comme “ressources ponctuelles”, lorsqu’ils n’étaient pas en capacité d’acquérir seuls une connaissance. Chacun devait être en capacité d’identifier son et/ou ses “talents” et les développer : faire du pain, réparer des vélos, cultiver le potager, rénover une maison, etc. Avec ce mode de fonctionnement, les classes sociales devaient s’effacer au profit de l’organisation d’une micro-société égalitaire. Chaque membre du groupe devait ensuite enseigner les savoirs rudimentaires liés à son “talent” aux autres afin que la société puisse continuer de fonctionner, même sans lui. Le taux de réussite moyen était de 78% à chaque expérimentation (nombre d’individus par expérience capable d’agir collectivement pour l’autonomie de leur communauté afin de la rendre autosuffisante), et ce, dès la deuxième année.
Face à ces résultats, cette “dystopie éducative” était porteuse d’espoir et vectrice de solutions potentielles face aux enjeux de continuité et d’adaptabilité pédagogique, dans une société où l'École était en pleine réinvention. Suivant cette dynamique, l’Union Européenne s’est inspirée de l’ouvrage d'Ivan Illich afin d’optimiser et d’adapter ses réflexions aux contraintes nouvelles, d’ordre politiques, économiques, technologiques et environnementales. Cette expérimentation s’est structurée grâce à l’instauration d’un nouveau cadre socio-réglementaire :
1. Abolition de l’école obligatoire qui impose une hiérarchisation du collectif face à une illusion méritocratique ;
2. Valorisation des savoirs informels et de l’équité socio-scolaire ;
3. Accessibilité à des solutions éducatives tout au long de la vie ;
4. Mise à disposition de services d’objets éducatifs et d’échanges de savoirs-faire à l’échelle locale ;
5. Création de systèmes d’appariement des pairs et mise à disposition d’éducateurs professionnels (mentors) pour tous.
En septembre 2030, les rapports de recherche des anthropologues en charge de l’évaluation du dispositif ont permis de le valider, afin de l’étendre à l’ensemble des territoires européens qui avaient déjà subis des effondrements. La légitimation de ces néo-écoles participait à la défiance des populations vis-à-vis des institutions étatiques urbaines toujours en place. Alors que la crise de COVID-19 avait mis en exergue certains dysfonctionnements sociaux et éducatifs, la réussite d’une “société sans école” avait précipité l’instauration d’une fracture spatiale et sociale entre les apprenants du “monde d’avant” et ceux qui ont du s’adapter au “monde d’après”.
Le COVID-19 a transformé l’école en une expérience traumatisante, où s'apprennent la surveillance et le contrôle. On nous parle sans cesse de dématérialisation, d’accélération, d’interactivité, comme si seules les technologies étaient capables de nous sauver et d’inventer demain.
La dématérialisation comme credo aboutit à des apories. Plutôt que d’amener la nature à l’enfant, comme le design biophilique le suggère, on emmène les enfants dans une nature virtuelle, casque sur la tête. Si l’expérience proposée par “In the Eyes of the Animal” (voir la nature à oeil d’animal) est incroyable, cela reste une drôle de classe verte.
Le graal est la dématérialisation complète de nos environnements. Dans la vision du futur de LG, l’école est un grand écran interactif, voir un univers virtuel accessible de n’importe où. La salle de classe pourrait aussi bien être créée et animée dans AltSpace VR.
On le voit dans les images prospectives de LG : quand il s‘agit d’enfant, la technologie se fait douce, voire “kawai”. Il s’agit de ne pas effrayer, d'habituer. Onkar Kular a poussé cette logique à l’extrême, avec son projet Hari & Parker, où des jouets en forme de lapin et d’ours apprennent aux enfants à… surveiller les autres.
Les technologies de surveillance et de contrôle sont depuis longtemps entrées dans notre quotidien. Elles touchent maintenant au cognitif. Les casques EEG (casques permettant de mesurer vos “ondes” cérébrales, notamment votre attention) sont utilisés dans certaines entreprises en Chine pour s’assurer de la bonne concentration des employés. Les dispositifs cognitifs arrivent évidemment dans l’apprentissage, d’abord par la porte de l’aide à la mémorisation, comme avec Halo Neuro.
Jusqu'où va-t-on pousser cette logique de performance ? Va-t-on finir par modifier les gènes de notre progéniture, comme le suggère Agi Haines dans son projet Transfigurations, où les enfants sont modifiés à la naissance pour “résoudre un futur problème potentiel – médical, environnemental ou social – et faciliter leur destin.” Bienvenue en 2030. Ou pas.