01
le masque de protection
02
le lavage de mains
03
le vestibule
04
le rouge à lèvres
05
le plastique
06
le sextoy
07
l'apéro
08
l'école
09
les rites funéraires
10
le télé-travail
02
une nouvelle mythologie toutes les semaines
04
rendez-vous le 5 mai
05
rendez-vous le 12 mai
05
rendez-vous le 19 mai

la société aux mains d’argile

En août de cette année, le laboratoire sino-américain Kio a obtenu l’autorisation de la très puissante Food and Drug Adminstration de commercialiser son produit révolutionnaire « second skin ». Son principe d’utilisation est simple : un spray vaporise des nanofibres dont la taille représente à peine un centième de l’épaisseur d’un poil. Ces nanofibres vont aussitôt s’agglutiner pour former un film transparent, lequel va agir comme une « seconde peau ».

Ainsi, 10 ans après la pandémie du COVID-19, nous entrevoyons bientôt la fin de la tyrannie du lavage de mains et de ses répercussions politiques et sociales. Durant cette période, notre rapport à l’hygiène et au lavage des mains aura pour ainsi dire beaucoup évolué. Car dans le monde d’avant, une étude révélait que nous ne prenions que 6 secondes pour cet acte, que 33% d’entre nous n’utilisaient pas de savon et que 10% ne se lavaient jamais les mains en journée.

De fait, lorsque l’acte de se laver les mains est devenu un geste "barrière" indispensable pour se protéger du virus infectieux, le quotidien des Français a significativement changé. Le Ministère des Solidarités et de la Santé s’est saisi du sujet à grands renforts de campagne de sensibilisation et le protocole recommandé pour le lavage des mains a été largement diffusé.

L’image du Président de la République se lavant les mains devant le perron du palais de l’Elysée avant de recevoir la Chancelière allemande en juillet 2020 avait été sciemment orchestrée, participant de la théâtralité du nouveau cérémonial.
 
Au plus fort de la crise, nous apprenions donc à nous frotter les ongles, le bout des doigts, la paume et l’extérieur des mains, les jointures et les poignets pendant 30 secondes à l’aide de savon ou de gel hydro-alcoolique. Ce geste jusque-là banal et enfantin se codifiait de manière rigoureuse et se dotait surtout chaque jour un peu plus d’une charge symbolique très forte.

Mais après le déconfinement total en septembre 2020, se laver les mains allait virer à l’obsession chez beaucoup de Français, jusqu’à représenter un idéal de pureté et de perfection. Avoir des mains propres renvoyait l’image d’une personne déterminée, rigoureuse ayant de l’estime pour soi et pour les autres. A contrario, on apprenait à se méfier des mains “suspectes”. Le temps du lavage de mains était par conséquent observé, scruté et minuté par vos amis lorsque vous vous retrouviez chez eux invité à dîner, et même par vos parents soucieux de ne pas tomber malades. La non-utilisation ou l’utilisation “timide” des solutions hydro-alcooliques sur une table de restaurant pouvait vous valoir des regards désapprobateurs des convives d’à côté et vous voir interdire l’accès du restaurant lors de votre prochaine réservation. Il n’était pas rare non plus qu’un commerçant vous demande de sortir de son magasin si vous n’aviez pas utilisé à bon escient les lingettes hygiéniques laissées en libre accès à l’entrée. Les sites de rencontre avaient bien sûr sauté sur l’occasion en allant jusqu’à introduire ce nouveau critère dans leurs programmes de sélection. Désormais même la séduction on-line allait appartenir à une communauté d’élus, de privilégiés.

Se laver les mains 10 fois par jour devenait le signe distinctif d’une nouvelle caste des “sans défaut”. Les autres, moins pointilleux, plus nonchalants étaient stigmatisés et venaient grossir le rang des “déclassés”. Pour ces derniers les discriminations étaient chaque jour plus nombreuses. Des employeurs n’avaient ils pas d’ailleurs pris la décision de licencier des salariés au motif que ces derniers ne se lavaient pas les mains aussi régulièrement que l’exigeait leur contrat de travail en invoquant l’article L4122-1 du Code du Travail.

Comme la crise des gilets jaunes quelques années auparavant, les inégalités et les discriminations devant le lavage de mains mettaient à nu les fractures profondes de la France. La prolifération d’un nouveau virus en 2024 a rendu encore plus urgente la nécessité de s’attaquer au problème. L’Etat se devait de garantir l’égalité et les exigences de protection pour tous. C’est ainsi que les Conseils d’Hygiène Publique et de Salubrité ont été créés sous l’autorité des préfets. L’Etat voulait désormais installer un nouvel ordre social faisant de l’hygiène et de la santé un nouveau ciment national. Quitte à porter atteinte à notre vie privée et à bafouer nos libertés fondamentales.

Se laver les mains “normalement et fréquemment” devenait la grande cause nationale. Et il fallait en priorité détecter les individus à aider (comprendre : “éduquer”). De nouvelles caméras ont donc commencé à fleurir dans les espaces publics. Basées sur la lumière bleue et boostées à l’intelligence artificielle , elles affichaient des performances particulièrement élevées en détectant à +ou- 1cm la surface de peau non lavée d’un passant. En parallèle, des nouvelles technologies faisaient irruption jusque dans l’intimité de nos salles de bain pour nous apprendre à mieux nous laver les mains. Intégrés à n’importe quel miroir, ces appareils optiques connectés permettaient de déterminer les paramètres pour un lavage optimal comme le temps de lavage, la température de l’eau, la quantité de savon. Des cabines de désinfection, des distributeurs de gels et des fontaines à savon remplaçaient peu à peu les kiosques à journaux, emblèmes de nos places publiques jusque-là.

Un suivi numérique fut enfin imposé à celles et ceux qui étaient en état de récidive avec obligation d’activer dans l’espace public l’app du gouvernement : "SantéPourTous". Cette app de tracing était une énième évolution de “StopCovid” qui nous avait été imposée en période de déconfinement en 2020. Elle analysait les déplacements de celles et ceux qui avaient été déclarés coupables d’un défaut d’hygiène. Et si vous n'étiez pas passé par une cabine de désinfection ou une fontaine dans l'heure, impossible alors d'accéder aux parcs, musées et autres installations publiques.

Ce qui a mis le feu aux poudres, c'est quand le gouvernement a voulu étendre cette “notation” sociale au-delà du lavage de mains. Alors, après 5 longues années d’entorses à nos libertés individuelles et collectives, une majorité de français a désavoué ce projet politique qui faisait de la santé la valeur suprême de notre existence. Et pour la première fois depuis 1962, une motion de censure a renversé le gouvernement.

On ne dira jamais assez les transformations de la grave pandémie du COVID2 sur nos modes de vie. Et l’entrée dans un nouvel ordre social hygiéniste aura sans doute été la pire des dislocations de notre monde d’avant. Aujourd’hui, même si le risque pandémique est encore présent, avec les avancées comme “Seconde peau”, la poignée de mains pourrait nous rendre une partie de notre normalité d’avant.

Analyse anthropologique

Le spirituel s'en lave les mains

Jusqu’en 2020, se laver les mains était une pratique intime intégrée au sein des rituels d'hygiène quotidienne. Chaque personne disposait d’une marge de manoeuvre et d’une liberté d’interprétation de ses gestes : durée, fréquences, techniques, typologies de savon, etc. A cette époque, les anciennes doctrines sanito-religieuses avaient basculé dans l’inconscient collectif au profit du culte de la société néolibérale. Or, les populations occidentales avaient omis un détail important : Dieu est l’un des premiers défenseurs de l’hygiène. Il n’existe pas de cultures qui ne soit régie par une codification stricte des règles de purification dans le cadre de rituels religieux : ablutions, bains égyptiens, rites de purification à l’entrée des temples shintoïstes, etc. Ces rituels peuvent être intégrés à la vie quotidienne ou s’inscrire dans des temporalités plus spécifiques.

L’épisode pandémique de 2020 a contraint les individus à renouer avec leur passé religieux, à re(donner) de l’importance aux rituels du quotidien. La nécessité culturelle qui s’est imposée aux populations à travers une codification du lavage des mains semble avoir eu deux vertus : une sanitaire et une autre salvatrice. Les anthropologues ont observé une appropriation rapide de ces nouveaux gestes et routines imposées et partagées pour survivre (entre tradition et protocole sanitaire) grâce à leur intégration au sein d’un système de croyances holistiques. Une nouvelle forme de spiritualité s’est ainsi développée en Occident afin que ces nouvelles règles soient intégrées durablement à la société. Ce rituel d’hygiène a rebattu les cartes de la hiérarchie sociale. Les différences de classes se sont restructurées à travers deux notions : la fréquence et le temps attribué quotidiennement à ce rituel. Ainsi, à l’image de certaines civilisations qui opéraient une corrélation entre piété et position dans l’échelle sociale, la société post COVID-19 a permis l’instauration d’un nouvel ordre : à la frontière entre le politique, l’économique et le religieux. 

Transcendant les anciennes doctrines, la technologie a permis de rendre “public” les rituels de purification auparavant personnels et intimes. L’injonction à l’hygiène se traduit dans toutes les sphères du quotidien : travail, amour, consommation, famille, logement, etc. Le rapport à l’autre est bouleversé et conditionné par le respect de ces nouvelles règles comme dogme socio-culturel à part entière. Que ce soit dans les écoles, dans les entreprises, dans les médias ou dans les lieux publics, des prédicateurs d’un nouveau genre scandent des discours hygiénistes que l’on aurait considéré comme sectaires en 2020. A travers leurs prêches qui prônent les règles de routines de lavage des mains, ils incitent le reste de la société à rejoindre des mouvements idéologiques qui s’approprient différemment les gestes barrières afin d’affirmer une identité sociale, culturelle, religieuse, professionnelle, etc. 

Le rituel de lavage des mains unit autant qu’il divise. Il est devenu le socle de la société post COVID-19.

Et après,
on fait quoi ?

Le monde post-COVID ressemble de plus en plus à une société obsédée par l’hygiène. Si Demolition Man en avait imaginé une version à la limite de l’absurde (entre les 3 coquillages et les “air high five”), THX 1138, de Steven Spielberg, nous en présente une version plus cruelle, et donc plus vraisemblable. Dans cet univers blanc, monochrome et totalitaire, le charnel et le toucher sont bannis.

Le contrôle des personnes et de leur santé n’est pas qu’un “rêve” totalitaire. C’est déjà aujourd’hui une réalité. Apple, avec son Health Kit upgradé, veut être cette bonne conscience sanitaire. En couplant nos données biométriques et nos donnés digitales, le géant à la pomme nous recommandera bientôt notre journée idéale, de notre régime à nos activités. Joshua Leigh, de l’agence Method, avait imaginé ce monde centralisé, où les big tech répondent à tous nos besoins quotidiens. Menu personnalisé, contenu personnalisé, traitement personnalisé… Cela vous rappelle quelque chose ?

Trust 2030
Joshua Leigh

La santé devient la valeur absolue. Elle est partout, même chez Walmart. Le géant avait déployé en 2013 dans certains de ses magasins des cabines de diagnostic, sorte de photomaton de la santé. Space 10, agence de design suédoise, avait même imaginé des cabines de soins qu’on pouvait commander comme un Uber, qui venait à votre rencontre où que vous soyez.

Spaces on Wheels
Space10

Au-delà de la structuration d’un nouvel écosystème sanitaire, le lavage de mains est lié à notre conception de l’hygiène et pose la question de l’avenir du toucher.

Pour Philipp Kolmann, plutôt que de vouloir à tout prix éliminer les bactéries, il faudrait s’en badigeonner. Dans son projet “Body Culture”, nous lavons nos corps avec des bactéries positives élevées dans notre salle de bains. C’est ainsi que nous retrouvons une nouvelle immunité. En faisant littéralement corps avec le “sale”.

Body Culture
Philipp Kolmann

Avant que tout un chacun ait chez lui des nids à bactéries (je ne parle de vos enfants ou de vos téléphones), nous aurons peut-être inventer des stratagèmes autres pour nous éviter le lavage de mains (l’homme est par essence flemmard, et c’est comme ça qu’il innove).

Le plus simple, et le plus évident, est d’arrêter de toucher et de se toucher. Mizuko Yamada a justement imaginé un bracelet idéal pour ce monde post-COVID.

Mizuko Yamada

PanGenerator a imaginé un bracelet bluetooth, avec lequel je peux “envoyer” un toucher à une personne portant le même bracelet.

Tactilu
PanGenerator

Ryo Tada pousse le concept encore plus loin, en permettant de partager à distance tout ce que je suis en train de toucher. Avec un simple embout à se mettre sur l’ongle, n’importe qui peut “caresser la fourrure d’un chien, toucher la main de sa moitié, sentir les vagues sur la plage, de n’importe où dans le monde”.

Fulu
Ryo Tada

Le lavage de mains n’est pas qu’un geste barrière anodin et temporaire. Il structure de manière plus large la manière dont on intégrera la santé à notre quotidien. Il interroge notre perception de l’autre, de soi, du toucher. Entre obligation et détournement, nous verrons comment nous autres humains allons réagir à ces nouvelles normes et rituels imposés.

01

Le masque de protection

A visage (dé)couvert

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03

Le vestibule

Regards d'intérieur

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04

Le rouge à lèvres

En toute liberté

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05

Le plastique

Uniques usages

lire
avec Guillian Graves
06

Le sextoy

Sexualités décuplées

lire
avec Aurélien Fache
07

L'apéro

Passion française

lire
08

L'école

Une idée folle

lire
09

Les rites
funéraires

Nouveaux visages de la mort

lire
10

Le télé-travail

La lutte finale ?

lire
avec Rémi Rousseau
La mythologieCe que nous dit l'anthropologieInspirations et imaginaires