Les décorations tégumentaires, aussi appelé “maquillage” dans le langage courant, revêtent un sens anthropologique qui dépasse la simple fonction esthétique, de contestation ou de sexualisalisation des corps.
Jusqu’en 2019 et dans de nombreuses cultures, le maquillage représente un mode d’être dans le monde. Vecteur de lien social, il permet à la fois d’expliquer la place de l’individu dans sa société, mais également d’objectiver son fonctionnement tout entier.
En Occident, le cas du rouge à lèvres est un bon exemple pour expliquer la fonction socio-symbolique de cet objet. Le “mythe de la parisienne” illustre l’importance du rouge à lèvre dans la construction d’un imaginaire qui dépasse les frontières de l'hexagone et qui participe à construire un stéréotype de genre qui impact à la fois les rituels de beauté, mais également le rapport au corps des femmes qui, consciemment ou non, sont bercées par cet imaginaire. Cette mythologie contemporaine s’est vu mise à mal par l’épisode pandémique de 2020.
Le port du masque rendu obligatoire a bouleversé les routines de mises en beauté des femmes, mais aussi des hommes (pour la barbe notamment).
Les règles de construction de cette “seconde peau sociale” avaient évolué en réaction aux nouvelles contraintes avec lesquelles les femmes devaient composer au quotidien :
les lèvres n’étaient plus visibles (hors masques spéciaux où une bande en plexiglas permettait de rendre visible cette partie du corps) ;
les transferts importants de fond de teint et de rouge à lèvres à l’intérieur des masques ont conduit progressivement les individus à ne plus en appliquer quotidiennement ;
les problèmes dermatologiques engendrés par un manque de respiration de la peau ont participé à la recherche de solutions pour se protéger l’épiderme ;
les yeux devenaient le seul élément visible du visage dans le cadre des pratiques de séduction ou tout simplement le dernier espace “découvert” du visage.
Dès le premier processus de déconfinement, les femmes (comme les professionnels) ont déployé un certain nombre de stratégies afin de réadapter leurs routines (ou offres) de beauté :
Sur-valorisation du maquillage des yeux et démocratisation des extensions de cils ;
Développement des masques personnalisés comme accessoirisation de mode (masques avec impression du visage de l’individu afin de créer une continuité du visage dans la rupture opérée par le masque, masques avec des imprimés de lèvres qui diffèrent en fonction des occasions (travail, soirée entre amis, rendez-vous amoureux, etc.) ;
Commercialisation de produits esthétiques qui évitent les transferts et qui permettent aux femmes de se maquiller “comme avant”, malgré l’invisibilité du résultat dans les espaces publics ;
Déplacement des logiques sociales de maquillage du public au privé et du physique au digital : certaines femmes optent pour un maquillage sophistiqué et des routines de beauté longues lorsqu’elles sont chez elles. A l’inverse, elle ne se maquillent plus lorsqu’elles sortent de leur logement. D’autres développent leurs images sur les réseaux sociaux à travers de nombreux clichés qui dévoilent le maquillage dit “d’en-dessous” ;
Stratégies de maquillage dit virtuel, par le biais de la création d’avatars, permettant l'exécution de routines de maquillage similaires à celles du monde ante-COVID. L'émergence de cette tendance va de pair avec la montée des interactions sociales virtuelles, dont leur démocratisation avait été entamée pendant le premier confinement de 2020.
Un nouveau rituel de beauté, renouant avec la “pensée magique” dévolue au maquillage s’est même développé en Occident. La démocratisation du tatouage au début du 21ème siècle avait précipité l’engouement pour le marquage permanent (ou semi-permanent) du corps, afin de contourner l’impossibilité de rendre visible de nombreuses expressions du visage. Fragilisant les rites d’interaction, les adeptes du maquillage post-COVID-19 ont pris le parti d’inscrire leurs “sentiments”, littéralement à “fleur de peau”.
En fonction de la situation maritale, du style de vie, de la profession et du type d’interaction sociale recherché par l’individu, son interlocuteur peut déchiffrer graphiquement les expressions non-verbales de son visage sur son corps (bras et cou notamment) et même se représenter “symboliquement” son rouge à lèvres, telle une chimère du monde d’avant.
Luttes et résistances sont les maître-mots du “monde d’après” : lutte pour un monde plus juste et écologique, résistance par la ré-appropriation des processus de fabrication et des moyens de production. L’hyperlocal et le do-it-yourself empuissantent les consommateurs citoyens. La cosmétique et la beauté ne font pas exception.
Entre Lily Farm Fresh et ses soins de la peau certifiés Demeter (la même certification que les vins nature) et Loli qui vous livre directement les ingrédients bruts pour fabriquer votre maquillage naturel, la beauté se fait plus sauvage.
La technologie n’est plus chimique, mais bio(logique). Les pigments deviennent des nanoparticules, contrôlables via votre smartphone et réactifs à votre environnement. Comme dans le projet nanofilters d’Imprudence ou dans les recherches de Cindy Kao et son chromoskin au MIT.
Libéré des contraintes physiques, le maquillage change de nature. Interactif, augmenté, il se dé-genre et cristallise nos identités multiples. Comme dans Connected Colors de Nobumichi Asai, où mon visage devient un territoire d’expression entre rêve et réalité, apparat et fonctionnalité, réel et virtuel.
Totalement virtuel, il me sert à modifier et upgrader mon avatar. Comme chez Perl, influenceuse digitale qui a lancé sa ligne de maquillage pour intelligence artificielle. Avec notamment le pixel lipstick, réflecteur et brouilleur.
Nous y revenons, à la lutte. La fonction du maquillage s’inverse. Il ne me fait pas sortir du lot. Il me cache. Comme chez Adam Harvey dans son projet CV Dazzle, où maquillage et coupe de cheveux me permettent d’échapper au regard des intelligences artificielles des caméras.
Parce que l’anonymat, c’est le nouveau luxe. Entre biosay qui propose d’afficher en réalité augmentée mon humeur ou les prochaines versions des spectacles de Snapchat qui appliquent des filtres aux visages de mes amis, l’envie de disparaitre va être forte.
Et le maquillage est un hack possible.