01
le masque de protection
02
le lavage de mains
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le vestibule
04
le rouge à lèvres
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le plastique
06
le sextoy
07
l'apéro
08
l'école
09
les rites funéraires
10
le télé-travail
02
une nouvelle mythologie toutes les semaines
04
rendez-vous le 5 mai
05
rendez-vous le 12 mai
05
rendez-vous le 19 mai

nouveaux visages de la mort

Les trente dernières années ont profondément transformé la famille, le mariage, l’Église, le travail. Mais depuis dix ans, il est frappant de constater que ce sont aussi la mort, le deuil et les rites funéraires qui ont été particulièrement bouleversés. 

Qui, il y a seulement 10 ans, aurait pu imaginer qu’au lieu d’être enterrés ou incinérés, plus de 20% des français allaient décider de se faire "humuser", c’est à dire de se transformer en humus, ce compost naturel fabriqué notamment dans les forêts par la décomposition des feuilles, des animaux et facilitée par l’action des bactéries, des champignons et tous les microorganismes de la terre. Qui aurait pu croire que les jeunes générations, activistes écologiques, allaient revendiquer le droit à l’aquamation (c’est à dire l'hydrolyse alcaline) alors même que cette pratique funéraire n’est pas encore autorisée en France ? Qui aurait pu croire que nous nous assisterions à distance aux funérailles sur WhatsApps, ou bien encore que des applications de réalités virtuelles comme Oculus funeral nous permettraient de célébrer le défunt en créant des expériences immersives garantissant émotions et empathie vis-à-vis de la famille. 

Certaines de ces tendances étaient sans doute en gestation depuis plusieurs décennies. Mais c’est à la pandémie du coronavirus que l’on doit d’avoir accéléré ce changement de regard sur la mort et la transformation de nos rites traditionnels. Car pour ceux qui s’en souviennent, au plus fort de la crise en mars 2020, les autorités avaient annoncé que les proches d’une personne décédée ne pouvaient plus assister aux obsèques en raison des mesures de confinement en vigueur, à l’exception des ascendants et descendants directs, ainsi que les conjoints. Les salles de recueillement des crématoriums n‘étaient plus accessibles. Et en cas de décès dû au Covid-19, le corps du défunt était placé dans une housse et transporté dans une chambre funéraire. La mise en bière du corps était immédiate. Les proches n’avaient donc pas la possibilité de voir le défunt avant la fermeture définitive du cercueil. Étaient aussi interdits toute forme de toilette mortuaire (laver, maquiller, habiller, fermer la bouche et les yeux du défunt) sur les corps des personnes atteints ou probablement atteints du Covid-19 et tous les soins de conservation invasifs (embaumement, soins de thanatopraxie), quelle que soit la cause du décès.

Avec les vagues successives de Coronavirus jusqu’à l’automne 2022, on avait donc, en quelque sorte, abandonné certaines pratiques au sein des rites funéraires pour les défunts infectés. Panne de sens et de solidarité, déni symbolique de la mort, difficultés à commencer le travail de deuil. On mesurait mal à l’époque les conséquences sociales et individuelles de la suspension des pratiques funéraires. Depuis les temps les plus anciens, et partout sur la planète, les rites funéraires sont une caractéristique commune à l’ensemble des populations humaines, à tel point que “la prise de conscience de la mort signe pour beaucoup l’acte de naissance de l’humanité et de la culture”. 

Voilà pourquoi de nouveaux rites ont commencé à émerger à partir de 2021 pour prendre acte de la disparition du défunt, pour atténuer la peine. Faute de pouvoir rassembler la communauté, les sociétés de pompes funèbres ont commencé à proposer des services de livestreaming de la cérémonie sur YouTube et Facebook live. Les données numériques stockées par le défunt ont commencé à être utilisées (détournées devrions-nous dire) pour aider les vivants à accepter la disparition et à traverser l’épreuve du deuil sans chercher à nier la mort. Le recours au “jumeau” numérique des personnes décédées s’est répandu comme une traînée de poudre, pour ne pas rompre trop rapidement le lien pour les personnes endeuillées. C’était aussi la promesse que faisait Facebook, lorsque, à la disparition d’un proche, la plateforme autorisait deux témoins à clôturer symboliquement les comptes du défunt. Par ce geste simple, les données étaient envoyées aux différents héritiers. La transmission était ritualisée par ce geste. C’est aussi à ce moment-là que la crémation a pris le pas sur l’inhumation. Car en l’absence des corps, l’urne devenait une boite mémorielle, pensée comme objet d’art inspirée des vases canopes égyptiens ou comme un objet du quotidien intégré à la vie de tous les jours (comme la coupe à fruits par exemple). 

C’est donc un nouveau regard sur la mort auquel on a commencé à s’habituer. On dit que c’est l’univers culturel dans lequel évolue tout groupement humain dans l’histoire qui influence la façon qu’on a d’y vivre les rites funéraires, de leur donner un sens. 

Le recul de la religion, l’individualisation, les espoirs de la médecine génétique et régénérative, la vie algorithmique et le réveil écologique ont donc profité du vide cérémonial suite au COVID-19 pour amener un changement de nos repères et nos pratiques de deuil. 

Même si certains d’entre nous peuvent porter un regard sans concession sur ces évolutions, nous ne pouvons pas parler pour autant, comme on l’entend parfois, d’une tendance à la déritualisation. Il s’agit à proprement parler de renouvellement des rites.  

Certes, la pratique ancestrale d’exposition du corps du défunt au regard des proches et de la communauté réunis pour l’occasion, a disparu. Comme la procession et la veillée avant. Certes, le cimetière d’antan, qui recevait automatiquement les restes de tous les défunts disparaît progressivement sous l’effet combiné de l’urbanisation, de l’émergence de nouvelles spiritualités et de nouveaux modes de disposition des corps issus de la crémation et l’humusation.  

Mais le recours à une transcendance commune dans les rites s’est maintenu. Les rites persistent également dans le maintien d’un discours eschatologique concernant l’avenir ou le devenir du défunt et, en ce sens, les rites funéraires actuels constituent toujours des rites de passage, puisqu’ils négocient ce nouveau statut pour le défunt dont la mort ne peut être traitée comme une simple “disparition”. S’humuser, c’est selon ses partisans faire don de soi pour la planète et participer ce faisant au grand cycle des renaissances de la vie. En l’absence de cimetière, les parents et amis du défunt peuvent venir ainsi se recueillir auprès d’arbre(s), planté(s) et fertilisé(s) pour l’occasion. Les rites funéraires sont toujours aussi, dans la majorité des cas, des rites collectifs, et le recours au numérique tant à étendre la notion même de communauté. 

L’Eglise catholique qui autorise l’incinération des croyants depuis 1963, serait prête à donner son aval aux nouvelles manières de mourir (l’humusation notamment) sous la houlette d’un pape François II décidément beaucoup moins conservateur que son prédécesseur sur le plan doctrinal. La société évolue, les rites vivent, et donc changent. Ils doivent s’adapter à elle afin de faire sens et de continuer à remplir leurs fonctions de lien entre les individus et de cadre face à cet énigme qu’est toujours la mort en 2030.

Analyse anthropologique

La mort est un fait social singulier. Elle va être appréhendée différemment en fonction d’une société traditionnelle (prise en charge sociale de la mort), industrielle (la mort est un interdit majeur que l’on met à distance de son quotidien), ou même à l’hôpital où la mort devient technique. Quelque soit les cultures, l’Homme a toujours aspiré à l’immortalité et à l’éternelle jeunesse. Face à la finitude de sa condition, les hommes vont user de croyances (établir sa vérité religieuse ou scientifique) afin de donner du sens au passage entre le monde des vivants et celui des morts. Ainsi, lorsque l’on parle de la mort, on parle avant tout de la personne humaine. Pourquoi ? Parce-que les hommes opèrent une distinction entre les éléments spirituels (dissociables de l’enveloppe corporelle), la corruption des corps et les restes imputrescibles.

En ce sens, la mort n’est pas considérée comme une fin mais comme un voyage qu’il convient de préparer avec le plus grand soin pour que le défunt quitte seul et apaisé le monde des vivants. Mourir n’est pas seulement un phénomène biologique, c’est un rite de passage qui peut comporter plusieurs étapes, depuis la purification des proches et des objets qui ont apparu au mort, jusqu’à la séparation définitive d’avec le monde des vivants. Il convient que le passage par ces étapes soit respecté, car l’errance des morts est considérée dans beaucoup de sociétés comme néfaste.
La crise COVID-19 en 2020, puis les différentes pandémies qui ont suivi pendant cette décennie, ont fait évoluer les pratiques et les représentations des populations occidentales vis-à-vis des rites funéraires, et même de la mort. Afin de contenir la propagation des virus, de nouvelles politiques de gestion de la contagion post-mortem ont été instaurées, entraînant une réinvention du lien entretenu entre les proches et le corps d’un défunt infecté. En fonction des pays, des traditions locales ou encore du statut social, le rite funéraire a évolué afin de correspondre aux nouvelles injonctions sanitaires. Tout l’enjeu était de conserver la dignité des individus, de respecter leurs coutumes afin de permettre l’ancestralisation du défunt, sans pour autant enfreindre les règles biosanitaires. 

A chaque pandémie, l’abandon des rites funéraires bouleverse l’ordre établi et engendre dans de nombreux cas des actes de révolte, dès lors que la sacralité des morts est suspendue. Tout se passe comme si la négligence envers les défunts était la première étape de l’anomie (absence de règles), amorçant la fin de la vie en société. Afin de prévenir les soulèvement éventuels face aux nouvelles contraintes imposées aux populations, le marché du funéraire (fédération des pompes funèbres, assurances obsèques, représentants religieux et collectivités locales) a constitué un consortium de recherche européen dès 2022 afin de co-construire une expérience funéraire qui répond aux nouveaux enjeux socio-sanitaires et environnementaux. Simultanément, des starts-up de la DeathTech ont proposé des solutions disruptives par l’intermédiaire d’un marketing de la mort agressif, visant à donner l’illusion de repousser les frontières entre la vie et l’au-delà. Pour contenir les dérives éventuelles, en 2024, l’OMS contraint le marché du funéraire à l’intégration des acteurs de la DeathTech au sein du consortium afin de lutter contre une mort socio-biologique à deux vitesses. 

Le consortium était structuré en plusieurs volets thématiques : 

Préparation et transformation du corps : embaumement, crémation, aquamation, humusation ;

Conservation du corps : urne, cercueil, tissu, linceul ;

Typologies des interactions des proches afin le défunt : manipulation et proximité avec le corps, veillée, recours aux pleureuses ; 

Espaces pour la sépulture et/ou le recueillement : cimetière, forêt, autel, application mobile, objet connecté, totem ; 

Empreinte carbone des rites funéraires : grâce à l’indice carbone de la mort,  chaque enterrement ne devait pas excéder la moitié des émissions de carbone générées par une inhumation classique de 2020.

Cérémonie funéraire : physique, digitale, phygitale, virtuelle ;

Ethique du funéraire : protection des données personnelles (les solutions imaginées se devaient d’être transcultuelles), droit moral du défunt, reconnaissance et intégration des pratiques biosanitaires au sein des différentes typologies de cérémonies.

En 2026, une solution à la carte de néo-enterrement est proposée en bêta-test en Italie et en Espagne, en hommage aux lourdes pertes humaines que ces deux pays européens ont subis en 2020. Malgré la combinaison quasi-infinie qu’offre désormais le marché du funéraire aux proches des défunts, c’est le désormais célèbre rituel de réagrégation du “cadavre épidémique” qui a le plus intéressé les anthropologues et les journalistes extra-occidentaux : pour compenser l’absence de certaines pratiques rituelles lors des funérailles d’un corps infecté, il est maintenant possible de les dématérialiser. MORTEMIRE (trad. voyage vers la mort), est un monde virtuel associé à un dispositif de réalité sensorielle augmenté, permettant aux proches la continuité de leurs pratiques mortuaires et cérémonielles tout en s’assurant de l’accompagnement correct du défunt dans le monde des morts.

N.B. MORTEMIRE est la plateforme européenne du consortium lancée en 2022 par le marché du funéraire. Elle propose de composer un enterrement personnalisé, en prenant en considération les obligations laïques, thanatologiques, religieuses et surtout sanitaires liées aux rites funéraires. Un label, pour les prestataires partenaires, a même vu le jour en 2027 lors de la mise sur le marché officielle de ces nouvelles solutions. Il garantit la dignité de nos morts, et par extension la continuité de notre Humanité. 

C'est déjà
demain

Le COVID-19 nous a rappelé notre condition de mortel. Symptôme de l'anthropocène, cette crise bouleverse nos valeurs les plus profondes, de notre lien au vivant, comme aux morts. Le retour à la nature s’exprime jusque dans nos rites funéraires, où des urnes funéraires biodégradables transforment le défunt en un arbre bien vivant. Pour Capsula Mundi ou Bios, les cendres sont un excellent fertilisant.

Bios

Fini l’éloignement du cimetière, nous voulons être “au plus proches des défunts”. Les designers créent de nouveaux artefacts, qui transcendent et matérialisent une part des disparus. Neri Oxman transforme par exemple le dernier souffle du défunt en masque ornemental.

Lazarus
Neri Oxman

Le designer Mark Sturkenboom propose une interprétation beaucoup plus littéral, avec son projet 21 grams, objet hybride entre une urne et… un godemichet. Le titre du projet est une référence à “l’hypothèse de la masse de l’âme”, émise par le médecin américain Duncan MacDougall en mars 1907.

21grams
Mark Sturkenboom

Black Mirror a poussé la logique un cran plus loin, en permettant à n’importe qui de recréer le défunt, d’abord via une intelligence artificielle qui apprend des données et traces numériques, puis via un vrai corps synthétisé pour l’occasion.

Black Mirror

L’homme veut en finir avec la mort. En tout cas l’homme transhumaniste. Le projet d’Emilie Tikka Aeon nous décrit un monde où notre horloge biologique peut être inversée grâce à la reprogrammation génétique. Que se passera-t-il si deux individus font deux choix opposés : vieillir normalement ou reculer la mort ?

Aeon
Emilia Tikka

Dans le futur, la mort et ses rites seront-ils un lointain souvenir ? Dans ce cas, il ne restera plus qu’à enterrer nos données ou nos multiples identités virtuelles quand nous le déciderons. Comme avec le “final button” du designer Yuxi Liu, destiné à faciliter… le suicide numérique.

Beyond Death
Yuxi Liu
01

Le masque de protection

A visage (dé)couvert

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02

Le lavage de mains

La société aux mains d’argile

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03

Le vestibule

Regards d'intérieur

lire
04

Le rouge à lèvres

En toute liberté

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05

Le plastique

Uniques usages

lire
avec Guillian Graves
06

Le sextoy

Sexualités décuplées

lire
avec Aurélien Fache
07

L'apéro

Passion française

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08

L'école

Une idée folle

lire
10

Le télé-travail

La lutte finale ?

lire
avec Rémi Rousseau
La mythologieCe que nous dit l'anthropologieInspirations et imaginaires