La mort est un fait social singulier. Elle va être appréhendée différemment en fonction d’une société traditionnelle (prise en charge sociale de la mort), industrielle (la mort est un interdit majeur que l’on met à distance de son quotidien), ou même à l’hôpital où la mort devient technique. Quelque soit les cultures, l’Homme a toujours aspiré à l’immortalité et à l’éternelle jeunesse. Face à la finitude de sa condition, les hommes vont user de croyances (établir sa vérité religieuse ou scientifique) afin de donner du sens au passage entre le monde des vivants et celui des morts. Ainsi, lorsque l’on parle de la mort, on parle avant tout de la personne humaine. Pourquoi ? Parce-que les hommes opèrent une distinction entre les éléments spirituels (dissociables de l’enveloppe corporelle), la corruption des corps et les restes imputrescibles.
En ce sens, la mort n’est pas considérée comme une fin mais comme un voyage qu’il convient de préparer avec le plus grand soin pour que le défunt quitte seul et apaisé le monde des vivants. Mourir n’est pas seulement un phénomène biologique, c’est un rite de passage qui peut comporter plusieurs étapes, depuis la purification des proches et des objets qui ont apparu au mort, jusqu’à la séparation définitive d’avec le monde des vivants. Il convient que le passage par ces étapes soit respecté, car l’errance des morts est considérée dans beaucoup de sociétés comme néfaste.
La crise COVID-19 en 2020, puis les différentes pandémies qui ont suivi pendant cette décennie, ont fait évoluer les pratiques et les représentations des populations occidentales vis-à-vis des rites funéraires, et même de la mort. Afin de contenir la propagation des virus, de nouvelles politiques de gestion de la contagion post-mortem ont été instaurées, entraînant une réinvention du lien entretenu entre les proches et le corps d’un défunt infecté. En fonction des pays, des traditions locales ou encore du statut social, le rite funéraire a évolué afin de correspondre aux nouvelles injonctions sanitaires. Tout l’enjeu était de conserver la dignité des individus, de respecter leurs coutumes afin de permettre l’ancestralisation du défunt, sans pour autant enfreindre les règles biosanitaires.
A chaque pandémie, l’abandon des rites funéraires bouleverse l’ordre établi et engendre dans de nombreux cas des actes de révolte, dès lors que la sacralité des morts est suspendue. Tout se passe comme si la négligence envers les défunts était la première étape de l’anomie (absence de règles), amorçant la fin de la vie en société. Afin de prévenir les soulèvement éventuels face aux nouvelles contraintes imposées aux populations, le marché du funéraire (fédération des pompes funèbres, assurances obsèques, représentants religieux et collectivités locales) a constitué un consortium de recherche européen dès 2022 afin de co-construire une expérience funéraire qui répond aux nouveaux enjeux socio-sanitaires et environnementaux. Simultanément, des starts-up de la DeathTech ont proposé des solutions disruptives par l’intermédiaire d’un marketing de la mort agressif, visant à donner l’illusion de repousser les frontières entre la vie et l’au-delà. Pour contenir les dérives éventuelles, en 2024, l’OMS contraint le marché du funéraire à l’intégration des acteurs de la DeathTech au sein du consortium afin de lutter contre une mort socio-biologique à deux vitesses.
Le consortium était structuré en plusieurs volets thématiques :
Préparation et transformation du corps : embaumement, crémation, aquamation, humusation ;
Conservation du corps : urne, cercueil, tissu, linceul ;
Typologies des interactions des proches afin le défunt : manipulation et proximité avec le corps, veillée, recours aux pleureuses ;
Espaces pour la sépulture et/ou le recueillement : cimetière, forêt, autel, application mobile, objet connecté, totem ;
Empreinte carbone des rites funéraires : grâce à l’indice carbone de la mort, chaque enterrement ne devait pas excéder la moitié des émissions de carbone générées par une inhumation classique de 2020.
Cérémonie funéraire : physique, digitale, phygitale, virtuelle ;
Ethique du funéraire : protection des données personnelles (les solutions imaginées se devaient d’être transcultuelles), droit moral du défunt, reconnaissance et intégration des pratiques biosanitaires au sein des différentes typologies de cérémonies.
En 2026, une solution à la carte de néo-enterrement est proposée en bêta-test en Italie et en Espagne, en hommage aux lourdes pertes humaines que ces deux pays européens ont subis en 2020. Malgré la combinaison quasi-infinie qu’offre désormais le marché du funéraire aux proches des défunts, c’est le désormais célèbre rituel de réagrégation du “cadavre épidémique” qui a le plus intéressé les anthropologues et les journalistes extra-occidentaux : pour compenser l’absence de certaines pratiques rituelles lors des funérailles d’un corps infecté, il est maintenant possible de les dématérialiser. MORTEMIRE (trad. voyage vers la mort), est un monde virtuel associé à un dispositif de réalité sensorielle augmenté, permettant aux proches la continuité de leurs pratiques mortuaires et cérémonielles tout en s’assurant de l’accompagnement correct du défunt dans le monde des morts.
N.B. MORTEMIRE est la plateforme européenne du consortium lancée en 2022 par le marché du funéraire. Elle propose de composer un enterrement personnalisé, en prenant en considération les obligations laïques, thanatologiques, religieuses et surtout sanitaires liées aux rites funéraires. Un label, pour les prestataires partenaires, a même vu le jour en 2027 lors de la mise sur le marché officielle de ces nouvelles solutions. Il garantit la dignité de nos morts, et par extension la continuité de notre Humanité.
Le COVID-19 nous a rappelé notre condition de mortel. Symptôme de l'anthropocène, cette crise bouleverse nos valeurs les plus profondes, de notre lien au vivant, comme aux morts. Le retour à la nature s’exprime jusque dans nos rites funéraires, où des urnes funéraires biodégradables transforment le défunt en un arbre bien vivant. Pour Capsula Mundi ou Bios, les cendres sont un excellent fertilisant.
Fini l’éloignement du cimetière, nous voulons être “au plus proches des défunts”. Les designers créent de nouveaux artefacts, qui transcendent et matérialisent une part des disparus. Neri Oxman transforme par exemple le dernier souffle du défunt en masque ornemental.
Le designer Mark Sturkenboom propose une interprétation beaucoup plus littéral, avec son projet 21 grams, objet hybride entre une urne et… un godemichet. Le titre du projet est une référence à “l’hypothèse de la masse de l’âme”, émise par le médecin américain Duncan MacDougall en mars 1907.
Black Mirror a poussé la logique un cran plus loin, en permettant à n’importe qui de recréer le défunt, d’abord via une intelligence artificielle qui apprend des données et traces numériques, puis via un vrai corps synthétisé pour l’occasion.
L’homme veut en finir avec la mort. En tout cas l’homme transhumaniste. Le projet d’Emilie Tikka Aeon nous décrit un monde où notre horloge biologique peut être inversée grâce à la reprogrammation génétique. Que se passera-t-il si deux individus font deux choix opposés : vieillir normalement ou reculer la mort ?
Dans le futur, la mort et ses rites seront-ils un lointain souvenir ? Dans ce cas, il ne restera plus qu’à enterrer nos données ou nos multiples identités virtuelles quand nous le déciderons. Comme avec le “final button” du designer Yuxi Liu, destiné à faciliter… le suicide numérique.